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TRO BREIZ
FLORIAN LE ROY
1950

CHAPITRE VI
DE DOL-DE-BRETAGNE À VANNES


Journaliste et écrivain, Florian Le Roy (1901-1959) a publié de nombreux ouvrages sur la Bretagne. En 1950, il a publié Tro Breiz, le Pèlerinage aux Sept Saints de Bretagne. En s'appuyant sur les travaux Julien Trévédy et Louis Le Guennec, Florian Le Roy a été le premier à proposer un véritable itinéraire du Tro Breiz. Nous publions ci-dessous un extrait. L'itinéraire historique proposé passe par Dol-de-Bretagne, Dinan, Léhon, Trédias, la Hutte à l'Anguille, Laurenan, Saint-Jean-Brévelay et Vannes. On peut ajouter que de Laurenan à Vannes, l'itinéraire proposé suit l'ancienne voie romaine qui pouvait être déjà partiellement disloquée sur cette section au début du Moyen-Âge. Une déviation par Josselin est peut-être à envisager.

UN menhir de granit rose, haut de neuf mètres trente, maintient, seul, au Champ-Dolent, sur le territoire de Carfantain, à deux kilomètres de Dol, le souvenir topographique des lieux où s'installa Samson. Ce mégalithe portait, ces dernières années, un tronc, avec une inscription scellée: « N'oubliez pas les enfants du fermier, s. v. p. Merci. )} On affirme qu'il s'enfonce d'un pouce par siècle, et il pénètre à cinq mètres en terre. La fin du monde viendra quand il aura disparu complètement.

Une grande bataille aurait eu lieu autour, un tel carnage que le sang, coulant à flots, mit en marche la roue du moulin qui se trouvait au bas du vallon. Deux frères, dit la légende, en étaient venus aux mains : le mégalithe tomba du ciel pour les séparer.

La fontaine de Saint-Samson, près de laquelle le saint construisit au VIe siècle un monastère, se trouve au nord-est de l'église actuelle de Carfantain, le village de la fontaine sur la route de Combourg.

L'Abbaye-sous-Dol, qui avant de devenir grand séminaire en I697, fut, dès I076, un Plieuré dépendant de l'abbaye de Saint-Florent en Anjou, n'est plus, sur la route de Plerguer, qu'un ensemble de grands bâtiments tristes du XVIIIe finissant. C'est actuellement l'Hôtel-Dieu. En I255, des lépreux occupaient les hameaux qui ont gardé les noms de Grande et Petite-Maladrerie.

Au village du Petit-Pont-Gérouard, à 3 km. 700 au sud-est de Dol, on rej oint l'ancienne voie romaine d' Avranches à Corseul. Elle traverse la route d'Épiniac à 3 kilomètres de la ville, disparaît entre cette route et celle de Combourg, reparaît à 200 mètres à l'ouest de cette dernière près des Haies~de-Dol, à 2 kilomètres environ de la ville, sert de limite à la commune et se dirige vers Baguer-Morvan, en coupant la route de Bonnemain, à 2 km. 300 de Dol.

La route de Dol à Dinan côtoie le manoir de la Chesnaye au Bouteiller. Cette famille, qui existe encore, justifiait son nom, car un de ses membres servait d' échanson à l'évêque de Dol lors de sa première entrée solennelle dans la ville.

Après la croix du Gage-Cleuz, qui marque l'embranchement du chemin de Roz-Landrieux, le village de Vildé-Bildon forma, jusqu'à la Révolution, une paroisse qui, appartenant aux Templiers dès le XIIe siècle, relevait de la commanderie de La Guerche. Une maison s'appelle encore l'Hôpital. Au village de la Barre, en Plerguer, sur le bord sud de la route, a été abandonnée l'ancienne chapelle SaintLunaire, qui dépendait du prieuré de la Barre. Ce prieuré, situé dans le village, relevait de l'abbaye voisine du Tronchet. Le nom de Barre marquait la limite qu'atteignaient jadis les eaux de la mare Saint-Coulman.

Au village du Fresne, sur la route de Dol, une croix est chargée d'une croix de Malte.

L'abbaye du Tronchet, ancienne abbaye bénédictine, fut réformée au début du XVIIe par la congrégation de Saint-Maur. Reconstruite à cette époque, elle a gardé son église et ses bâtiments claustraux. Un cloître presque complet, de soixante-quinze mètres de côté, formé sur chaque face de huit arcades cintrées qui reposent sur des piliers carrés, enclôt le plus exubérant et le plus charmant des jardins de presbytère. On va entrer, vers Plerguer, dans la zone où le torchis des campagnes rennaises impose aux horizons sa dominante de boue séchée. Les fermes massives de granit, austères avec leurs gris et leurs blancs, mais si bien accordées aux ciels en camaïeu des régions voisines du littoral, s'espaceront et des bâtisses sans couleur se confondront avec les meules moisies et le sol argileux, qui, entre deux ondées, sèche sous les pommiers.

Mais le pays de Dinan se dessine, avec ses fuites de bocage, aux approches du Vieux-Bourg, emplacement primitif de la paroisse de Miniac-Morvan, que précède le village de la Maladrie. Au Vieux-Bourg se tenait, dans les bouillons de novembre, la foire aux terreneuvas, la louée de ces marins amphibies que les capitaines chipotaient.

On ne voit plus la chapelle Notre-Dame-de-Grâce, à ce carrefour dangereux de la route de Rennes à Saint-Malo et de la route de Dol à Dinan, pas plus que le prieuré de Saint-Grégoire qui, à quelque distance, dépendait de l'abbaye féminine de Saint-Sulpice-la-Forêt.

A hauteur du carrefour de la Croix-du-Frêne, la forêt de Coëtquen jette son rayonnement sur la cont rée. Non seulement ses frondaisons roulent leurs vague au sud de la route, mais la légende que répandit une émule de Zénaïde Fleuriot, au XIXe siècle, Raoul de Navery, a pris toute la puissance et tout le prestige de l'histoire. La femme endormie par un narcotique, remplacée dans le cercueil par une bûche, puis séquestrée jusqu'à ce qu'elle mourût de faim dans sa basse-fosse, l'enfant aristocratique élevé au foyer du pauvre et généreux artisan, toutes les règles du mélo sont observées. Les paysans vous montreront, d'ailleurs, la grosse tour où fut enfermée Mme Blanche, pauvre martyre d'une caste et d'un régime, mais la fille de l'armateur malouin, Maclovie, qui ajouta des écus et du pittoresque à la généalogie d'une famille branchée de-puis le XIe siècle sur l'est oc de Dinan, s'accommoda fort bien de la mésalliance dont s'honorait son mari. A moins que la tradition eût gardé souvenir aes querelles qui opposèrent, en 1662-1663, Malo, marquis de Coëtquen, gouverneur de Saint-Malo, et sa femme, dame Françoise Giffard de la Marzelière, à laquelle il fit supporter « les plus cruels mépris, les violences les plus insupportables qui se puissent exercer sur une femme de qualité ». Ce roman conjugal est contemporain du seul bâtiment qui, depuis le XVIIe, reste intact dans l'enceinte croulante du château de Coëtquen.

Les villages se cachent derrière les arbres touffus comme si la forêt poussait partout ses lisières, et de hauts talus contiennent les petits champs à emblaves. On approche de Lanvallay, qui s'est déplacé le long de la grand-route pour que l'église soit juste dans l'axe de Dinan dont le sépare la profonde coulée de la Rance.

Des rocs, avec les maisons qui se sont risquées sur la pente, semblent prêts à basculer dans le vide. Pour les citadins de Dinan, les paysans de cette contrée qui leur sert de banlieue sont des cotissouets. C'est le terme patois qui désigne la « gueule de loup », le muflier vénéneux avec les fleurs en cloche duquel les enfants se coiffent les doigts.

Saint Valay était un religieux de Landévennec, monastère que Guénolé avait fondé dans un paradis de soleil et de fleurs, à l'embouchure de l'Aulne. '

A Dinan, le moine eut maille à partir avec les femmes de la rue Saint-Malo auxquelles il reprochait leur laisser-aller. Elles le poursuivaient en lui lançant des pierres quand il franchit d'un élan la vallée, pour se réfugier dans son ermitage.

Pour entrer dans la ville escarpée comme un burg, et dont les remparts font terrasse au-dessus de la prairie tournante où chaque peuplier se double de son ombre, il fallait, avant qu'un viaduc reliât audacieusement les deux falaises opposées, descendre au fond du ravin où étaient établis le vieux 'pont en arc et le port. Près de celui-ci, Geoffroy 1er, seigneur de Dinan, et Rivallon le Roux, son frère, avaient fondé vers r070 le prieuré de la Madeleine. Des moulins à eau furent construits. Une prairie s'étendait non loin, où l'on avait coutume de faire des joutes et des manoeuvres militaires. Rivallon ajouta un terrain, sur le penchant de la colline, pour y établir l'église, le couvent et le hameau. Un droit était prélevé sur chaque navire chargé et sur chaque marchandise qui entrait dans cette partie du fief. 'Quand des reliques de saint Méen et de saint Judicaël furent déposées dans l'église, les moines reçurent à cette occasion la pêcherie qui s'étendait depuis le port de Dinan jusqu'au moulin de Léhon, avec un terrain planté en bois et en vignes. Sur sa crête, Dinan porte, dans une corbeille de verdures, légère comme la brume qui monte de la vallée, le bouquet de granit et d'ardoises de l'église Saint-Sauveur. Composite, cet édifice offre une façade romane, que Rivallon, à son retour de croisade, dédia à la Sainte-Trinité, et dont les sculptures ont été restaurées : un Christ bénissant au tympan, un dragon et un taureau ailé, des niches à colonnes torses, et des figures fantastiques qui se multiplient sur le mur extérieur de droite, où des colonnes à chapiteaux séparent six arcat ures. Le gothique flamboyant a enté le pignon au-dessus du porche et la chapelle de droite; puis l'abside du XVIe siècle, a fait fleurir les plus charmants détails de la Renaissance dans ses pinacles et ses colonnettes.

On entrait dans la ville par le ]erzual, un raidillon étroit et tortueux, une venelle qui, partant du port, est toujours bordée de ses maisons de la fin du moyen âge. Des logis à encorbellements et aux toits aigus s'adossent aux pentes d'où ruissellent et cascatellent les eaux vives. Au milieu de la côte, il faut franchir la plus ancienne des portes de ville, la porte du ]erzual qui, du côté de l'extérieur, ressemble à une simple tour couronnée de mâchicoulis, mais présente, quand on descend la rue, deux grandes arcades en plein cintre dans son appareillage ogival. Dinan offrait deux autres jssues, au moyen âge: la porte de Saint-Malo et la porte de Brest. De Saint-Malo, on arrivait en longeant la Rance, entre des collines modérées et judicieusement boisées. En r620, fut ouverte une quatrième porte, la porte Saint-Louis.

Les fortifications de Dinan présentaient une double enceinte. Il y avait la tour Coëtquen, la tour de la Duchesse, la Guérite, la Casemate, la tour du Connétable, la tour de Beaufort, la tour de la Hunaudaye, la tour de la Lande-Vaucouleurs devant lesquelles règne aujourd'hui la promenade des Grands-Fossés, la tour d'Avaugour, la tour Beaumanoir près de la porte Saint-Malo, la tour du Gouverneur, la tour du Congnet qui succédait à la porte du Jerzual. Si la tour Sainte-Catherine et la tour Penthièvre ont été préservées, la tour du Cardinal et la tour du Sillon ont disparu. La tour Sainte-Catherine est à la proue de la ville, au-dessus des bosquets qui ondoient jusqu'à la rivière. Un jardin anglais a été ménagé sur l'ancien cimetière de l'église Saint-Sauveur. A droite de la porte Saint-Louis s'étend la promenade des Petits-Fossés que créa, en 1745, l'historiographe Pinot-Duclos, devenu maire de Dinan, sa ville natale. Elle dégage la vue du château qui s'impose ainsi dans toute sa puissance. Bien qu'il ~ût été construit de 1382 à 1387 par Jean IV le Conqueror, on l'appelle toujours le château de la duchesse Anne, sans doute parce que notre dernière souveraine marqua toujours une prédilection pour Dinan, « la clef de sa cassette », qu'elle dota de la cloche qui sonne les heures dans la tour de l'Horloge, construite à la fin du xve et surmontée d'une flèche d'ardoises qui penche. Elle vint trois fois au moins à Dinan et l'on montre toujours la logette, sculptée dans le granit comme un fauteuil, d'où elle entendait la messe.

La porte du Guichet, que l'on a rouverte, servait d'entrée à l'énorme construction ovale du donjon, haute de trente mètres, avec sa couronne de mâchicoulis trilQbés. Du chemin de ronde l'on découvre, au nord, le déroulement du pays vers les crêtes de Bécherel ou la mer normande et, au sud, par-delà le val Cocherel, toute la campagne montueuse de Léhon. Dans les profondeurs de la tour, sombre et fangeux comme une oubliette, on visite le cachot où l'on enferma Gilles de Bretagne.

Dinan a gardé son apparence de ville historique, de ville ducale que Harold, lieutenant de Guillaume le Conquérant, Henri Plantagenet, et Clisson, pour le roi de France, assiégèrent. Le coeur de Duguesclin y est conservé à l'église Saint-Sauveur et le connétable ne fut-il pas le type le plus représentatif de la noblesse locale, ardente au combat et si proche de la terre?

L'artère principale de la ville était autrefois la Grand-Rue, à l'entrée de laquelle s'ouvrait la porte de Brest, et qui passe devant l'église Saint-Malo, au choeur et au transept flamboyants, mais dont la tour centrale est restée inachevée. Jean de Rohan qui l'avait commencée, sur lettres patentes de la duchesse Anne, devint calviniste avant d'avoir parfait son oeuvre. Les chapelles du choeur sont ouvragées avec une délicieuse fantaisie. Tout près, le couvent des Cordeliers a laissé sa belle porte ogivale du xve à voussures, avec quelques galeries de son cloître, une tourelle et des ouvertures d'une richesse de style émouvante. Quand Jean de Montfort, victorieux, vint aux Cordeliers de Dinan, il ne retint pas un haut-le-coeur: sur un mur, s'imposait à lui, insolemment, l'image de son rival, Charles de Blois. Celui-ci, le champion de la Haute-Bretagne, était mort en odeur de sainteté. Le vainqueur ordonna de faire disparaître l'image séditieuse. Miracle. Sous les pics, elle se mit à saigner... La foule accourut. Les Anglais, hors d'eux, voulurent opérer eux-mêmes, tapant comme des sourds, mais le sang jaillissait de plus belle...

La place des Cordeliers et la place de l'Apport, où les trottoirs s'assombrissent sous les passages couverts qui précédaient les échoppes, nous restituent le vieux Dinan. A l'angle de la rue de la Lainerie s'élevait au XIVe siècle, le prieuré Saint-Jacques où grâce à la générosité d'Olivier Brécel, les Trinitaires (ou Maturins) devaient loger tous les pèlerins et pauvres voyageurs qui se présenteraient.

En prenant par la rue Haute-Voie, on remarque la charmante porte Renaissance de l'hôtel Beaumanoir, dont le bâtiment, avec sa tourelle et ses fenêtres à front ons, a été incendié, les années dernières.

Par la porte Saint-Louis, un vieux chemin moussu conduit dans le vallon où la Rance ondule au ras des prairies. De l'autre côté de la vallée, ce tronçon de la voie de Fougères à Corseul s'appelle la rue Anne : un jour, dit-on, que le carrosse de la duchesse peinait à escalader le roquet de Beauvais, la population détacha les chevaux et s'attela au timon.

L'église abbatiale de Léhon qui avait été élevée dans le plus pur style de l'époque de transition, de 1180 à 1200, n'était plus qu'une ruine quand, en I897, l'abbé Fouéré-Macé entreprit de la restaurer.

Cette abbaye, mussée dans la vallée de la Rance, au coeur d'un prodigieux fouillis d'eaux, de roches et de feuillages, était née, sous Nominoë, comme la Bretagne.

Nominoë, alors préfet de Louis le Débonnaire, chassant, dans ce fond de val, avait trouvé six moines qui y subsistaient chichement et auxquels, laissant quelque aumône, il conseilla de se procurer les reliques d'un saint dont ils feraient leur patron. Les religieux pensèrent alors à saint Magloire, qui était mort dans les îles anglo-normandes.

Ce saint Magloire n'avait pas manqué de malice, quand il s'ét ait agi pour lui d'exprimer son sens de la propriété. Il avait joué un bon tour au comte Loïescon. Pour avoir été guéri de la lèpre, celui-ci avait fait don au saint de la moitié d'un immense domaine baigné par la mer. Quand Magloire en prit possession, tous les oiseaux et tous les poissons du lieu se rassemblèrent dans la part qui revenait au moine. La comtesse se fâcha et pria Magloire de changer de côté: les bêtes émigrèrent à nouveau pour s'installer autour du moine...

Mais n'était-ce pas irriter ses mânes que de le faire revenir dans un pays qu'il avait fui volontairement?

Après avoir revêtu les ornements épiscopaux sur le trône de saint Samson, il avait abdiqué son évêché pour aller s'isoler, dans l'île de Jersey, donnée par Childebert au monastère de Dol. Le seigneur d'une île voisine, riche à cent charrues, dit la légende, et armateur d'une flottille de pêche, vint tout de suite lui demander de rendre la parole à sa fille unique, qui, malgré sa dot et son éclatante beauté, n'eût jamais, muette, trouvé épouseur. « Mon fils, répondit Magloire, je ne sais pas moi-même, quand je suis malade, si c'est pour en guérir ou en mourir. N'ayant aucun pouvoir sur ma propre vie, comment pourrais-je éloigner d'autrui les calamités permises par Dieu? » Le père insista tellement, allant jusqu'à imposer à l'ermite le tiers de son bien, que Magloire finit par obtenir de Dieu que la belle fille pût bavarder, « comme toutes les femmes ».

Un prodige exceptionnel qui en fit voir de toutes les couleurs à l'anachorète jersyais. On l'assaillait, le suppliait, le conjurait. Tout assoti, il accourut conter ses tracas à son successeur, l'évêque de Dol. « Je ne peux plus rester aux prises avec cette cohue de quémandeurs... Je veux m'en aller plus loin, dans un lieu inaccessible, et où l'on ne relèvera même pas ma trace... » L'évêque le laissa se lamenter, grincer des dents, rugir sa hargne, taper du pied, puis, enfin, il le prêcha.

Il ne devait pas refuser à la pauvre humanité le froment de la vie spirituelle, ni de prendre sur lui le doux fardeau des douleurs de tout un peuple. Dieu ne lui tiendrait-il pas compte au centuple de ce sacrifice? Magloire écouta, s'inclina, et, au lieu de la cabane qu'il avait rêvée, il se résigna à organiser un monastère où il dirigeait une communauté de soixante-deux religieux.

Deux moines de Léhon passèrent donc la mer, et, ayant profité d'une inattention des gardiens, pour s'emparer des préCieux restes de l'ancien évêque de Dol, rentrèrent précipitamment en Bretagne-Armorique. La légende veut qu'ils n'eussent pensé à prendre quelque repos qu'à Pleudihen, tout près de Dinan, et que, par peur des larrons, ils eussent hissé, le temps de leur sieste, leur saint fardeau sur les hautes branches d'un arbre. A leur réveil, miracle! L'arbre portait des fruits merveilleux, les pommes avec lesquelles on fait le cidre incomparable de Pleudihen.

Nominoë s'égaya de la fraude, dont, indirectement il avait été l'instigateur, et, devenu roi de Bretagne, il dota richement l'abbaye de Léhon, offrant, pour enfermer les reliques si astucieusement obtenues, une châsse en vermeil qui, pendant la fureur normande, fut . déposée à Paris, où on célébra le culte de saint Magloire. Jusqu'en rr8I, d'ailleurs, Léhon va dépendre de Saint-Magloire de Paris, avant d'être cédé à l'abbaye de Marmoutiers.

Un château fort en ruines domine les routes qui, à Léhon, se croisaient pour passer la Rance: les voies antiques de Corseul à Fougères et de Léhon à Rieux. Cette position militaire précéda, à l'époque gallo-romaine, Dinan qui ne fut fondé qu'après l'an mille.

Le château de Léhon, dont les tours font corps avec l'argile de la colline sous les châtaigniers qui recouvrent celle-ci, soutint plusieurs sièges. Charles de Blois y séjourna en 1356, à son retour de captivité, et Raoul de Coëtquen en fut capitaine en 1402. Au XVIIe siècle, quand ils reconstruisirent l'abbaye, dont le cloître est relié à l'église par de légers arcs-boutants, les bénédictins y prélevèrent les moellons et les pierres de taille dont ils avaient besoin.

Dans l'église, la chapelle funéraire des Beaumanoir a été transformée en sacristie, mais les statues des seigneurs et dames des XIIIe, XIVe, XVe ont été, avec les pierres tombales de quelques prieurs, intelligemment réparties dans ]a nef comme dans un musée. On ne peut que rêver sur la teinte glauque qu'a prise l'effigie de Gervaise de Dinan, et sur ce gisant qui s'appela Jehan V de Beaumanoir, figuré sans épée parce qu'il mourut assassiné sur les instigations d'un Tournemine, alors que sa femme, Typhaine du Guesclin, est revêtue d'un costume d'homme et d'une armure.

Des prés aux arbres, un vert ensoleillement se répand sur toutes les, pentes de cette banlieue dinanaise, que traverse le chemin de l'Echappe et que domine, dans le village du Saint-Esprit, une croix de granit, fort gracile; du XIVe siècle, ornée à son faîte d'auvents qui recouvrent de délicates sculptures. Des fourches patibulaires se dressaient à côté.

Les paroisses qui essaiment dans l'arrière-pays de Dinan recèlent, par le lacis de leurs chemins creux et sur les cornières des plateaux exposés en pleine vue, tine multitude de manoirs: Vaucouleurs, qui n'a plus que son colombier et une tour d'escalier à dôme, a laissé les blasons de ses maîtres dans l'église de Trélivan; la Ville-Collas est une simple maison bourgeoise que signale ulle haute tourelle ronde, mais le Chalonge-Lorgeril, en Trébédan, est une belle construction de style Louis XVI, achevée en 1781, pour remplacer le vieux ChalongeBouan complètement démoli. De magnifiques allées de hêtres, des futaies, des gazons, des eaux bien réparties lui assurent de somptueux dégagements.

A la Lucassière, des douves marquent l'emplacement d'une motte féodale, et près de la chapelle Saint-René, en ruines, le manoir de Kérinan avait titre de vicomté.

En Languédias, près d'un étang dormant, il ne reste guère que les communs de l'abbaye de Notre-Dame du Pont-Pilard, plus connue sous le nom d'abbaye de Beaulieu, que, pour l'ordre de saint Augustin, fonda Rolland de Dinan en II70.

Les carrières de Languédias sont célèbres depuis Gargantua. De Plévenon, il vint y prendre des pierres. Pour les transporter plus aisément, il les avala, mais en passant l'Arguenon, le vent lui apporta l'odeur des raies de Saint-Jacut. Le pauvre Gargantua ne put y tenir: il vomit ses pierres qui, en équilibre audacieux, les unes sur les autres: sonnent au Guildo quand on les heurte d'un caillou.

Le bourg de Trédias est en croupe au centre d'un horizon très tourmenté et qui évoque certaines échappées de Basse-Bretagne avec la butte de Ker-Larron et le val de Rocherel si sauvage, que domine un antique retranchement.

On chercherait en vain, aujourd'hui, dans le cadastre, ce village de Biconguy, en la paroisse de Trémeur, où Charles de Blois confirma la fondation de l'hôpital Saint-Georges par Geoffroy Levoyer, baron de Trégomar, pour les Augustins de Sainte-Croix de Guingamp, « sur le chemin des Sept-Saints de Biconguy »...

Dans ce creux, en contre-bas du bourg de Trédias, stationnent les alambics des bouilleurs de cru, auxquels les cultivateurs des environs viennent apporter leurs barriques de lies. L'odeur douceâtre et fétide imprègne l'herbe morte où l'eau sale creuse des rigoles. Une ferme étire ses bâtiments modernes parallèlement à la route. Sur les deux piliers de la barrière; des petites statues anciennes, un religieux et un chevalier, rappellent le souvenir du prieuré d'avant la Révolution dont un prince, Louis de Rohan, fut prieur.

Mais au siècle dernier, l'on parlait encore de l'énorme piédestal où se voyaient les trous cinq ou sept qui portaient des croix scellées avec du plomb. Les bleus, en 1793, abattirent toutes ces croix. La légende, ici encore, a spéculé sur le nombre sept.

Entre Trédias et Trémeur serait venu s'établir un saint Georges qui eut sept enfants nés le même jour. Ils restèrent tous dans le pays et se sanctifièrent, mais ils s'appelaient : saint Georges (l'aîné portait le nom du père?), saint Thias, sainte Urielle, saint Cado, saint Laurent, saint Firmin et saint Armel.

Si, en 1582, le chemin n'est plus qualifié que de « chemin du Roy qui conduit du bourg de Trémeur au couvent de Saint-Georges », les titres de propriété enregistrés cent ans plus tôt nous prouvent que nous sommes sur la bonne route.

Le 5 novembre 1470, Jean du Bouays et le prieur de Saint-Georges font échange d'une pièce de terre, joignant d'un bout au chemin par lequel on va dudit hôpital au bourg de Trémeur, appelé le Chemin des Pèlerins.

Le 10 juin 1482, c'est Perrine Renouvel qui cède aux religieux de Saint-Georges une pièce de terre joignant d'un côté aux dits religieux, et d'un bout au chemin qui va dudit hôpital à Trémeur, et nommé le Chemin des Pèlerins.

Il passait devant la minuscule église de la paroisse de Sainte-Urielle, supprimée au début du XIXe siècle, et que rappelle seule dans la prairie qui s'étend devant la ferme de Saint-Georges, une petite croix érigée à l'emplacement du sanctuaire.

Très haut, au-dessus du sommeil des prés, la cime de Ker-Larron rappelle l'envolée de la montagne de Locronan sur les paysages quimnperois, et les bourgs dérivent du nord au sud: Mégrit, à la croix hosannière, Trémeur, une des rares paroisses de Haute-Bretagne qui eussent gardé leur ossuaire.

Lointains du pays de Broons. Les chênes et les ormes des clôtures sont si serrés qu'ils apparaissent avec un foisonnement de taillis. Des cimes fluides se décolorent dans le ciel où vent et froid prennent une densité et une couleur, et des pins à la file, tout diminués sur une crête, accusent le développement de l'altitude.

Mais les chemins, encaissés entre des talus glaiseux, gardent, à longueur d'année, leurs flaques et leurs mares. C'est dans les prés qui contiennent l'étroite Rosette que Bertrand du Guesclin entraÎnait les pâtourds à la petite guerre. Courtes sous leur mantelet de Mongolie, à la laine crépue comme, jadis, les colliers des chevaux de labour, les femmes de Broons parlent encore la langue de Béroalde de Verville, disant Yan pour «oui », et appelant leur tablier un « garde-robe ».

La route monte et descend vers Sévignac entre des douves pleines d'eau. Elle enjambe des ponts, non loin desquels les ronces s'entrelacent aux barreaux des fenêtres des petits moulins abandonnés, mais dont les roues ruissellent encore. Des roseaux secs et blancs> comme les ossements, entourent des étangs si tristes dans des solitudes où on entend une feuille de chêne grincer en séchant. A Rouillac, les hauts sites jouent à la montagne, déjà, avec leurs rocs basculés et les pins au tronc rose.

Nous entrons dans le Mené, la montagne du pays gallo, qui sert de ligne de partage des eaux entre la Manche et l'Océan. De grands lieux, perdus et paisibles, où l'on s'étonne de voir s'amonceler tant de feuillages domestiqués, trop neufs, et si drus que les chemins en sont obscurcis, mais ailleurs poussent librement les ajoncs hauts comme des hommes.

Le seigle ne le cède au blé, sur ces terres noires si piètres qu'on les mesurait jadis par huchée, la portée de la voix humaine, que depuis une soixantaine d'années. Les mâles, qui se gageaient comme domestiques agricoles en Vendée, rapportèrent les premiers grains dans leur gousset.

Le vieux Mené que deux routes, seules, reliaient au reste du monde, par Plessala et Plémet, a laissé des ruines, de-ci de-là, dans des pourpris où ne prospèrent plus que la fougère arborescente, l'ortie et la ronce: des carcasses de maisons, comme on en rencontre dans le moor irlandais avec leurs murs de platins irréguliers et leurs grandes cheminées dinc--es.

Mais on s'imagine mal aujourd'hui le Mené sauvage du siècle dernier, le Mené relégué dans le vent triste avec ses genêts et son chanvre grêle.

De côte en côte, ces côtes que, l'on montait à pied pour soulager le cheval ployé sous le bât, le pannet des cantons enneigés l'hiver et où on ne pouvait se servir du char à bancs, nous suivons le chemin de l'Étrat, la voie romaine de Vannes à Corseul, et laissons à droite, sous son chêne millénaire, la chapelle de Bon-Réconfort, dédiée à saint Hubert. Le chemin passe à quelque distance, aussi, du manoir du Parc, tombé en roture, mais toujours ento:uré par les eaux de la Rance, près de la motte, la Couaille, où s'éleva le donjon primitif. Un second château avait été construit sur une éminence ménagée au milieu d'un étang artificiel, aujourd'hui asséché et qu'alimentaient les eaux de la Rance, encore simple ruisseau, et --- de Haut ---ents.

Le manoir actuel entouré d'un beau ----, et, comme il fut habité par des gentilshommes --- qui sert de salon contient une frise où ---.

Sur une autre île de la Rance, à ---, une bâtisse sans caractère a remplacé le vieux château de Langourla, et de l'Orfeil, le nid des la Motte-Vaudair, on --- plus que le plan d'une enceinte quadrangulaire sur une butte élevée.

Homothétiquement, de l'autre côté de la route, près de la Croix-Bouillard, le petit hameau de la Hutte à l'Anguille permet, par-delà les genêts des pentes, de découvrir à la fois la Manche et l'Océan. Nous sommes à trois cents mètres d'altitude, sur des friches fraîches à l'oeil comme du gazon. Droit au sud, le Mené va se souder avec les collines du Porhoët.

Dans le bourg de Laurenan, que la voie atteignait par la chapelle Saint-Jacques~en-Plémet, le vieux manoir de La Brousse s'accote à l'église.

Trois châteaux précédèrent le Coëtlogon actuel. Le plus ancien, qui remontait au XIIe siècle, a laissé au cadastre le lieu dit les Douves. Le fief fut érigé en marquisat en 1622.

On entre dans la forêt de Lanouée par le Pas-aux-Biches, près du camp de la Vieille-Cour, sur la limite de la commune de Plumieux. L'on peut faire le tour par la Trinité-Porhoët, dont l'église est fort riche, et qui prétend illusoirement garder, dans son architecture civile, le souvenir de Mme de Sévigné. Celle-ci fut bien propriétaire de Bodégat, en Mohon, dont la fermière était si jolie « avec de beaux yeux brillants, une belle taille, une robe de drap de Hollande découpée sur du tabis, les manches tailladées », mais elle ne vint jamais patauger dans les prés marécageux qui alternent, avec des janaies, sur ces frontières des évêchés de Saint-Brieuc et de Vannes.

On longe alors la forêt avec la petite rivière du Ninian perdue dans son vallon, sous des hameaux aux vergers pauvrets. Que nous sortions du bois par Courte-Branche, ou que nous suivions directement la grand-route jusqu'à Josselin, nous traversons la Bretagne la plus humble et la plus recueillie, cette Bretagne du centre, avec son aspect saccagé dans l'isolement.

Dure ruralité qui n'en a pas moins gardé l'humeur des fabliaux telle qu'elle s'éternisa dans ces petites villes du Morbihan roman où les -- s'égayaient de la truie qui file et de l'âne qui ---. --- êché de Saint-Malo et l'évêché de Vannes, entre --- et le pays gallo.

Nous sommes dans ---, le Poutrecoët, le pays d'au-delà les bois, la Brocéliande de la vieille chevalerie. Les clochers sont d'ardoise. Le granit cède au schiste couleur de vieille fonte et l'on mène ici le boeuf par la corne. Le sol est si perméable, qu'il faut joncher d'ajoncs les aires des villages et que des ponts de fagots précèdent les seuils.

Les landes règnent sur des lieues coupées de vallées où se tapissent les pauvres métairies de granit, tristes avec leurs portes rondes comme celles des chapelles. Contre les façades, des escaliers de pierre brute et sans rampe, mènent au grenier. Tout est maigre, osseux, rocheux, rêche, roussi et roui. Les chemins sont en déblai, entre les talus que crèvent les racines des chênes trop souvent émondés, des houx et des aubépines. Il n'y a que le ciel de vivant. Il pèse et se déploie à l'aise au-dessus de ces routes où, selon la saison, le châtaignier propage les petites flammes verdâtres de ses gousses ou jonche les bermes de ses bogues écartelées.

]osselin était la capitale de la contrée.

Les trois tours de son château, que relie un corps de logis sans autre garniture que des mâchicoulis et de hautaines lucarnes, semblent plantées directement dans l'Oult. Le rocher, en effet, a été arrondi à leur base. Un barrage ruisselle et gronde, tout près, mais au bout de ce tournant de rivière que les arbres bordent sur deux files, l'altière bâtisse et l'eau ralentie répètent les mêmes couleurs, rousses, vertes et bleues comme l'ardoise et les pluies d'automne.

Avec le prestige de son titre de duché, la forteresse des Rohan, depuis l'annexion de la Bretagne à la France, résume toute la grandeur de la province.

Un cadet du comte de Rennes, Guéthenoc, en qui tous les fondateurs de la nation bretonne mêlaient leurs sangs, laissa vers 1008, son repaire de Château-Tro, en Guillers, pour bâtir un château à sa convenance, en belle vue, sur les schistes des bords de l'Oult. Il y avait déjà là un petit sanctuaire dédié à la Vierge. En même temps qu'il élevait son château, le fondateur de la ville de ]osselin l'agrandit, en fit une chapelle romane, mais ce fut son fils qui devait laisser son nom, Josselin, à la cité nouvelle.

En ces temps batailleurs, il fallait se résigner à la ruine, à la reconstruction. Deux fois, en II68, et II7I, les Anglais détruiront le château d'où Eudon de Porhoët gouverne la région boisée du coeur de la Bretagne.

Quand Alain de Porhoët recevra Josselin en apanage, son père se retirera un peu plus loin, sur l'Oult, et constituera ce fief de Rohan dont les descendants de Guéthenoc et des Porhoët garderont le nom, au long des siècles, avec des devises où ils expriment leur sens de la gloire: « Roy ne puis, prince ne daigne, Rohan suis », ou « A Plus ».

Au moyen âge, deux grands noms jailliront des annales de Josselin, Jean de Beaumanoir et Olivier de Clisson, les deux époux successifs de Marguerite de Rohan.

Clisson était le fils de cette Jeanne de Belleville qui, pour venger son mari décapité par Philippe de Valois, acheta des navires avec l'argent de ses joyaux et courut les mers pour couler les vaisseaux du roi de France. Clisson, après avoir été, dans les armées de Montfort, l'allié des Anglais, passa au service du roi de France pour les poursuivre ' d'une haine si implacable qu'il a gardé dans l'histoire le surnom de « boucher des Anglais ». En 1370, il acquit Josselin en échangeant avec Pierre et Robert d'Alençon ses terres de Normandie contre la vicomté de Porhoët. Il releva le vieux château, le fortifia de neuf tours, flanqua le pont-levis de deux autres tours et entoura la ville de remparts.

Sa fille, Marguerite, avait épousé le fils aîné de Charles de Blois, un pauvre garçon dont-la jeunesse s'était étiolée dans les prisons anglaises. Marguerite avait -de l'ambitio'n pour deux. A la mort de Jean IV, elle crut le moment propice. Elle vint trouver le vieux connétable, qui faisait la grasse matinée :
- Monseigneur mon père, or ne tiendra-t-il plus qu'à vous si mon mari ne recouvre son héritage de Bretagne. Nous avons de si beaux enfants. Je vous supplie que vous nous y aidiez.
- Eh! Par quel moyen se pourrait-il faire?

Marguerite n'y alla pas par quatre chemins. On capturait les enfants de Jean IV, en les faisait disparaître, et :
- En ce faisant, ce sera notre héritage recouvert.

Le comiétabe n'en croyait pas ses oreilles! Tant de cruauté, tant de déloyauté chez une femme, chez sa fille!
- Ah! Cruelle et perverse femme, si tu vis longtemps tu seras cause de détruire tes enfants d'honneur et de bien...

Un pieu était à sa portée: Il s'en empara, et le brandit avec une violence si menaçante que Marguerite prit peur et se précipita dans l'escalier.

Mais avec une telle précipitation dans la fuite qu'elle manqua un degré, roula et se cassa une cuisse. Elle devait rester boiteuse toute sa vie et ne plus être connue dans les annales que sous le nom de Margot la bouéteuse.

Le connétable mourut au château de Josselin le 23 avril 1407.

En 1488, le duc de Bretagne, François II, qui sè méfiait de la descendance de Marguerite, fit démanteler la citadelle. Au début du XVIe sècle, on en fit une résidence de haut luxe, déployant, sur la cour d'honneur, cette façade où le granit prend la délicatesse et la grâce d'une broderie, avec tous ces entrelacs et ces à:-jours où se multiplie la devise: « A plus », les combles pointus, les pinacles, les gargouilles, le collier de Saint-Michel que Jean II de Rohan reçut en I469.

Les seigneurs de Josselin furent gagnés rapidement à l'erreur calviniste. La ville est prise par Saint-Laurent, lieutenant de Mercoeur, et le prince de Dombes essaiera vainement de la reconquérir.

Après la messe d'Henri IV, les Rohan ne tardent pas à revenir dans le giron de la sainte Eglise, mais le Béarnais ne craint rien tant que le retour des guerres civiles. Les châteaux trop puissants des féodaux éveillent sa méfiance comme le système défensif des cités provinciales.

Quatre tours tombent, à Josselin, sur l'ordre du roi, ou de Richelieu qui aurait averti avec un certain humour le Rohan qui avait délaissé son fief schisteux pour les couloirs du Louvre: « Je viens, monsieur, de jeter une boule dans votre jeu de quilles... » En I629, le donjon, au sommet duquel était juché un moulin « qui mouloit par le vent des fenêtres », tombe à son tour.

Josselin reste une somptueuse et émouvante demeure. L'enceinte irrégulière a perdu ses tours, mais les douves sont devenues des terrasses où s'éploient des pelouses, des jardins agréablement dessinés, des massifs et des frondaisons à hauteur du désordre aimable de la cité.

Un lieu béni. Un laboureur avait remarqué, non sans surprise, que les gelées les plus rigoureuses ne pouvaient flétrir une ronce qui poussait dans un de ses champs. Il retourna profondément le sol et trouva une statue de bois représentant la Vierge. L'effigie irradiait, et cette phosphorescence effraya un peu le brave homme qui emportaquand même sa trouvaille au logis. Le lendemain, d'elle-même, la statue était revenue à son bouquet de ronces. On appela évidemment la Vierge Notre-Dame du Roncier et on lui éleva une chapelle. Le culte provoquant un concours de population, des maisons se construisirent, un village se constitua, et le château venant s'annexer au sanctuaire, la ville grandit, se développa. Des drapiers normands, chassés d'Angleterre au début du xve siècle, y exercèrent leur industrie qui resta florissante tant que le drap de Josselin, blanc avec deux lisérés bleus, entretint le renom de ses « graissoux », de ses drapiers, qu'on appelait aussi les calvins, en mémoire de cette huguenoterie qui tint la ville.

Septembre. Il fait un petit temps gris, couvert. Un de ces temps dont on dit qu'ils nourrissent de la chaleur pour midi. Tout le plaisir des jours est dans leur matinée, et Josselin retentit, frémit, d'un tel vacarme, d'une telle cacophonie, d'une telle chevauchée : la paysannerie environnante s'y déverse.

Chaque 8 septembre, Josselin s'anime ainsi pour le pardon. Il n'y a plus la milice bourgeoise, ni la compagnie de Léonards vêtus de bleu et venus à Josselin pour apprendre le français en se perfectionnant dans le commerce, il n'y a plus la figuration poétique des filles en personnages de la Légende dorée, il n'y a plus la délégation des pèlerins de Saint-Jacques, ni les violons, ni les binious, ni les bombardes, ni les confréries avec leurs torches aux couleurs de l'arcen- ciel, mais toutes ces voix à l'accent gallo, bêlant et chuintant qui reprennent le cantique :

Près de ton autel, nous venons prier.
Bénis tes infints, Vierge du Roncieu...

Après les vêpres, la procession redonne au château, et à la basilique grise et verte, aux contreforts moussus, leur relief, leur importance, en les unissant, par les rues tortueuses de la vieille ville, d'une longue guirlande mouvante de croix, de bannières, d'oriflammes. Le cortège murmurant et coloré passe sous les murs de l'ancienne forteresse et longe la rivière. Tout au long du canal, l'or et les étoffes multicolores se reflètent dans l'eau lourde et, pour rentrer à la basilique, la procession s'accroche en ondulant aux escarpements sur lesquels sont entassés, chavirants, les quartiers d'une ville qui a gardé ses-maisons de bois avec des frises sculptées et peintes et des façades aux 'arcades ogivales.

L'église elle-même est du XVe siècle, puisque le carré central et le choeur furent commandés en 1400 par le connétable de Clisson, dont le tombeau est si impressionnant avec ses deux statues de marbre blanc étalées en opposition sur une table de marbre noir. Le connétable, tête nue, est revêtu de l'armure, et Marguerite de Rohan, sa femme, porte l'escoffion carré, la cotte-hardie flottante et le surcot fourré d'hermines comme toutes les dames de qualité à la fin du XIVe siècle. Du choeur, le tombeau a été transporté dans cette chapelle Sainte-Marguerite que Clisson fit élever par mystique offrande à la sainte patronne de sa compagne.

La nef et les bas-côtés de la basilique furenf édifiés entre 1461 et 1491. La chapelle dédiée à Notre-Dame du Roncier s'élève sur l'emplacement de la chapelle Sainte-Catherine où les comtes de Porhoët avaient leur enfeu. Deux piliers romans supportent les arcades ogivales qui la font communiquer avec le choeur. En I793, sur la place publique, un autodafé consuma la statue miraculeuse.

Les cinquante-deux paroisses de l'ancien comté de Porhoët se donnent rendez-vous, pour le pardon, à Josselin. Elles se rassemblent sur le champ de foire où se célèbre la messe en plein air. Qu'il était amusant le petit chapeau rond, aux proportions d'assiette, avec des rubans démesurés, des gallos du Morbihan, et les femmes étaient d'une humilité touchante avec leurs catioles et leurs petits châles. On éprouve, quand même, l'effet pathétique que donne le sens de la tribu dans le rassemblement des coiffes de même type. On ne parle plus des aboyeuses depuis I9II. La Légende voulait que la Vierge, sous les haillons d'une mendiante, eût demandé un verre d'eau à des lavandières qui papotaient autour de la fontaine Notre-Dame dont les pèlerins encombrent le double escalier. Non seulement elle fut éconduite mais les viragos excitèrent contre elle les chiens du voisinage. Par punition, les mégères et leur descendance furent condamnées à aboyer, vers la Pentecôte, comme des chiens. Il fallait que l'on conduisît, que l'on portât de force ces convulsionnaires à la basilique pour qu'elles effleurent de leurs lèvres les reliques. C'était une attraction locale, puïsqu'à l'assemblée de Naizin on attendait, tous les ans, l'aboyeuse qui venait de Moréac.

Les filles de Josselin ne portent plus avec « le tablia », ni « l'entendement », ni « la dormeuse », ni « la catiole », ni la coiffe à lacets, variétés successives de la coiffe dont Notre-Dame du Roncier elle-même était coiffée jusqu'à son couronnement en I868, mais le faste de la cérémonie du 8 septembre est tout rural, dans sa chaude et forte touffeur d'étable.

Sur les vastes plateaux du Morbihan gallo la lande a cédé au genêt et au sarrasin à cause de qui, à l'automne, tout est rose, lie de vin, carminé, de la charrette où l'on charge la paille aux éteules et aux coupe aux en ruches d'abeille. En août, ces étendues figées de belle cire jaune et blanche sont plaisantes à l'oeil, entre les hauts talus plantés de châtaigniers et de jeunes chênes vite exubérants.

La Mi-Voie, elle-même, n'était, en I35I, selon le vieux trouvère, qu'un « genestray qui est oit vert et bel » quand Jean de Beaumanoir, ayant ouï la première messe, fort pieusement, à Josselin, et invoqué « saint Cado béni », y mena sa bande de trente gars pour rencontrer trente Anglais, conduits par Bembro. A mi-route, comme le nom l'indique, entre Ploërmel et Josselin. Un coin très vert, très boisé, où les ardoisières n'assombrissent pas le paysage. Il y a du verger, même si les pommiers, comne dans tout le Morbihan, sont rongés par la lèpre des mousses et des lichens, comme les vieux calvaires dressés aux carrefours des routes.

Dans un enclos, soigné comme un cimetière sans tombes, s'élève la pyramide de granit, qui n'éclipse pas la vieille bonne croix, usée par le temps, où l'on peut encore déchiffrer l'inscription: « A la mémoire perpétuelle de la bataille des Trente que Mgr le mareschal de Beaumanoir a gaignée en ce lieu l'an 1350. »

Dans le bruit ramant des sapins, est-elle assez lancinante la raucité du cri qui a traversé les siècles: « Bois ton sang, Beaumanoir... » Elle est placée comme un vrai site d'histoire, la lande de Mi-Voie. Les combattants pouvaient tenir tout leur pays dans leur regard, et leurs clameurs, leurs grognements, leurs halètements étaient répercutés par ces vallées, ces collines qui se nouent à largeur de monde et qui ne s'éveillent qu'au cri d'un pâtourd. Et ceux qui rentrèrent, bouillis dans leur sueur, tout poussiéreux, s'éventaient avec des branches de genêt.

La voie romaine de Vannes à Corseul franchissait l'Oult, à Pont-Méleuc, près de Lantillac, qui domine de haut, dans sa fastueuse réserve, les alentours, et où l'on offre à Notre-Dame de Toutes-Aides des gerbes de blé. Descendant des Noës et du Bourg-Grimaud, elle gravissait les coteaux de la rive gauche et se dirigeait vers la Ville-Margaro, et le Pas-aux-Biches, à la porte du Cambout. On peut encore la suivre jusqu'à la route des Forges à Josselin.

A Pont-Meleuc, les chevaliers de saint Jean de Jérusalem avaient un établissement. Une trêve, qui devint paroisse, puisqu'au XVe siècle, dans les archives du château de Talhouët, Pont-Meleuc est dit « bourg et paroisse ». Le recteur portait le titre de prieur et relevait de l'abbaye de Saint-Jean-des-prés.

La chapelle est un édifice roman, bien endommagé, mais qui conserve encore de jolies boiseries et un maître-autel agréablement chargé.

Dans le transept droit, Notre-Dame des Fleurs attirait les fillettes grandissantes et languissantes. Pont-Meleuc garde une jolie collection de vieux saints, de saint Fiacre à sainte Apolline, la patronne des dentistes sans compter saint Meleuc qui tient une crosse et un livre ouvert.

A l'époque de la moisson, s'amoncellent, au bas de la nef, les gerbes qui lui sont offertes. Le dimanche, les femmes ' zélées venaient chercher les quenouilles, une dizaine, que la chapelle mettait à leur disposition et qu'elles filaient au profit de Notre-Dame, dans la semaine qui suivait. Et elles ne rendaient pas le bâton, bien sûr, sans l'avoir regarni de filasse.

Dans l'ancien cimetière, un calvaire porte une Pieta.

On invoque saint Meleuc pour les coliques des enfants. Les petits malades prennent un bain de siège dans la cuve de pierre placée à côté de la fontaine. Ne faut-il pas rappeler ici encore la tradition qui fait de saint Meleuc un des sept frères qui vinrent élire domicile dans les environs de Josselin? Saint Gildas et saint Cado, à Guégon; Mandé, à la Croix-Hellean; Gobrien et Servais, à Saint-Servant; Berthin, à Guillac et Meleuc à Trégranteur?

Par Bocneuf, en suivant l'Oult canalisée et le chemin vicinal qui longe la rivière, on peut gagner la vieille chapelle de Cambron qui n'est plus qu'une ruine.

Mais en bordure de route, dominant le cimetière désaffecté qui entourait la chapelle, on voit encore un calvaire en pierre avec une table d'autel. Dans le choeur un saint Nicodème et une figuration de la Trinité grossièrement taillés, ont longtemps résisté aux vers, avec le saint Martin mitré, oublié dans l'unique transept.

La Chapelle-ès-Bruyères fut paroisse, puis simple trêve de Guéhenno. Elle relève aujourd'hui de Guégon, et l'on n'y officie plus que le dimanche suivant le 8 septembre. Les meneaux en flammes des fenêtres gardent quelques restes de vitraux.

Le camp de Lescouët, qui surveillait la voie, figure un fer à cheval d'un développement extérieur de treize cents mètres. Il devait comprendre un double système de défense, avec des parapets en terre de six à sept mètres de hauteur.

Guégon est le pays des geais dont il se faisait même un marché à la Saint-Pierre, et la jeunesse y serait particulièrement expansive, qui hennit en choeur à la fin de chaque chanson en ruant frénétiquement.

Entre Buléon, Saint-Allouestre, Bignan et Guéhenno, la voie assure la séparation des paroisses.

Sur la route de Guéhenno, la chapelle Sainte-Anne, en Saint-Allouestre, a été refaite au XVIe siècle. On n'y remarque qu'un retable en pierre sur lequel se détache le Christ entre la Vierge et saint Jean.

Ce groupe est encadré par saint Roch, saint Laurent et saint Fiacre, sainte Anne avec sa fille, sainte Catherine et saint Guillaume.

La route, qui conduit de la chapelle au bourg, traverse la fameuse lande de la Vache-Gare où Guillemot, le roi de Bignan, fit reculer le général Bonté, le 5 novembre 1799.

Mais quelle étrange figure que celle de cet abbé Jacquot qui sentit revivre en lui, au siècle dernier, l'âme des imagiers qui ensemencèrent la Basse-Bretagne de calvaires.

Il n'y avait qu'un grand calvaire à figuration dans le pays de Vannes, le plus ancien de tous les calvaires signés et datés. C'était à Guéhenno, aux confins du pays francisant.

Charles-Marie Jacquot, né à Hennebont, en 1806, ne semblait pas destiné à mener une autre vie que tous les jeunes gens d'humble extraction pour qui les parents ont nourri quelque ambition. Il étudie au collège de Josselin, entre chez un notaire, répugne à grossoyer, reprend ses humanités à Vannes et est accepté dans les bureaux des forges de Lanouée comme comptable. Faible de corps, mais le coeur et l'imagination égaleméntardents, le jeune homme se résignait mal à une carrière monotone et au prosaïsme des affaires commerciales. Il entend se réfugier en Dieu et faire de la mystique sa raison de vivre. Il entre au séminaire de Vannes, est ordonné prêtre en 1830 et, vicaire à Plumelec, consume sa flamme intérieure dans une activité de polygraphe, écrivant sur la chimie, la physique, la minéralogie, la médecine, la philosophie, la théologie, quand ce n'était pas sur des arts, comme la peinture et la sculpture, dont son éducation et son pays ne lui avaient donné qu'une conception des plus sommaires. Pour écarter les jeunes gens du cabaret, ne s'était-il pas fait, même, le rédacteur en chef d'un magazine au titre suggestif, les Veillées du presbytère?

En 1853, le voici recteur de Guéhenno, un groupement d'une quarantaine de foyers dans les boues et la paille humide, hors de toute voie fréquentée. Et quel casuel! « Trente sous pour un enterrement de grande personne, soixante centimes par baptême. » Mais c'est là qu'il va subitement trouver sa raison de vivre, le prétexte de s'accomplir.

En 1550, l'imagier Guillouic avait, dans le cimetière de Guéhenno, devant l'ossuaire, érigé un calvaire qui évoquait le drame de la Passion en quelques poses plastiques des plus émouvantes. Les loustics de la Terreur avaient trouvé amusant de le mettre en pièces. Ils s'étaient même amusés à jouer aux boules avec les têtes des saints personnages. Les soldats de Louis-Philippe avaient parachevé l'oeuvre de destruction.

Le bon recteur était quand même navré que la seule oeuvre d'art dont pût disposer sa paroisse de pauvres laboureurs eût été aussi sottement endommagée. Il entreprit de la faire relever, mais, comme il l'a dit lui-même, « les artistes nous avaient demandé plusieurs milliers de francs. Trop pauvres, nous résolûmes d'être nos propres ouvriers et statuaires. La main de Dieu nous dirigera ».

Nous? Lui et son vicaire, l'abbé Laumaillé dont il requit l'assistance.

, Et, par un curieux phénomène de métempsycose, le génie des vieux ciseleurs de granit refleurit sous la soutane du desservant morbihannais. Il besogna si bien du marteau et du ciseau que, l'atmosphère aidant, les vents et les oiseaux apportant les graines folles, les pluies et l'humidité locale imprégnant la matière, on ne peut aujourd'hui, sous ce velours pisseux, encroûté de crasse laborieuse et poignante, qui revêt tous nos vieux calvaires, distinguer de l'ensemble la part de restauration de l'abbé Jacquot. Un miracle de l'âme, un prodige de la foi, dans le cimetière de Guéhenno, qui, entre ses chênes, surprend par une luxuriance de jardin dans une campagne dont les changements de couleur du sarrasin, en quatre-vingt-dix jours, rompent seuls l'âpre monotonie.

Et n'est-il pas significatif, cet hommage que déposent les paysannes sur la tombe du saint imagier: une épingle, le plüs humble, le plus menu des objets familiers.

Saint-Jean-Brévelay, sur une colline de la rive gauche de la Claye, domine la vallée au fond marécageux. Sur les pentes bien opposées on laboure autour des maisons obstinément couvertes en chaume, mais l'on sent que le laboureur doit gagner obstinément, lui aussi, sur la lande.

La princesse Élisa Bacchiochi vint mettre en culture, sous le règne de Napoléon III, que son goût de la conspiration excédait, les landès des environs de Baud. Saluée par les cris d'admiration de Maxime du Camp, elle introduisit aussi le pin qui, docile à la chasse du vent, a changé complètement la physionomie de la contrée où de la princesse transformée en gentlewoman-farmer, on n'a gardé gue le souvenir d'une femme aussi généreuse dans ses aumônes qu'insoucieuse de sa tenue. Et l'on dit encore d'une paysanne un peu souillon: « E ma aze el groeg er Franger a Vaud. Elle est comme la femme du Franger de Baud. »

Saint-Jehan-Brevelay, comme on dit archaïquement en breton, se trouve sur la limite linguistique, et cette paroisse de quatre cent quarante habitants émeut par la douceur et le charme de ses filles, auxquelles la capeline de Baud, encadrant la tête, retombant sur les épaules et le dos en trois pans de dentelles, assure une aristocratie souveraine.

Le pin, en les ennoblissant, n'a pas égayé les landes de Lanvaux, point culminant entre le bassin de la rivière de Tréauray et celui de la Claye, et qui tombent sur la vallée de l'Oult en pentes abruptes d'une singulière régularité. Sur soixante-cinq kilomètres, de Camors à Redon, et sur une largeur variable de deux à cinq kilomF: ües, les steppes de Lanvaux répandent leurs bosses de quartz et de schiste cristallin sous les bois où une population nomade de sabotiers et de charbonniers déplaçait ses huttes, au hasard des coupes. Jadis, sans ombre, sans verdure. sans ruisseaux, c'était une région sinistre, jonchée de menhirs et de dolmens renversés, ou d'une pierraille mouchetée des mêmes verts et des mêmes blancs que les pommiers d'hiver mangés par le lichen. Dans cette nature dénuée où le landier violâtre et roux, mouillé comme un marais sous les bruyères mortes, fait clairière entre les tristes forêts de velours bleu, la terre elle-même s'assombrit.

Les pentes sont bourrues, bardées d'ajoncs, si les creux, recélant l'humidité, se capitonnent de prés spongieux. Sur toutes les hauteurs, que traverse le « vieux grand chemin » de Saint-]ean-Brévelayet où culminent des bourgs comme Saint-Avé, la ligne d'horizon va se renfrogner, altière, cependant, avec les rocs noirs qui évoquent des forteresses délabrées. Ces cimes, Poulbrenn, en Plaudren, avec le grand retranchement du Bois-Gabel, la lande du Parc-Quarre, en Monterblanc, le camp de Villeneuve, en Saint-Avé, en face de MangoLérian, souvenir d'Aurélien, sont d'ailleurs entourées de retranchements, depuis l'occupation romaine. Le mégalithe et le camp romain marquent toute la topographie de ces lieux où l'homme ne s'est aménagé que dans les bas-fonds des retraites de pastorale avec la fontaine et le pré. La solitude, le silence, mais non sans grandeur. En se hérissant, la contrée gagne en rudesse et en force. De toutes ces buttes, de tous ces monticules la vue porte loin, jusqu'à la mé peuplée d'îlots, et le ciel, fort avant dans les campagnes, se dégage mal de la mer.

De la chapelle de la Madeleine, on aperçoit à une lieue, sur la gauche, le clocher de Monterblanc.

A Monterblanc, on parle français. Le français a gagné dans le voisinage des centres les plus populeux. La ligne de démarcation passe par Plaudren et Saint-]ean-Brévelay, mais l'abandon de la langue n'a pas provoqué l'abandon du costume. Pas plus que les menaces des compagnies d'assurances et des préfets n'ont fait abandonner ce chaume, pour les toitures qui, par-dessus la couleur de vieux sac, de grenier poussiéreux, gardent le rayonnement du blé nourricier. Un maigre plateau à genêts et à bruyères a permis, aux portes de Vannes, l'installation du camp de Meucon, l'ancien champ de tir de l'artillerie, actuellement aménagé en aérodrome.

Entre le moulin de Kérisac et le village de Maugouèr-Venec; on sort des pleines terres pour retrouver, au village de Saint-Guen, la route de Locminé à Vannes, mais en passant par Saint-Avé.

Il y a deux Saint-Avé, celui d'en-haut et celui d'en- bas.

Mais c'est Saint-Avé d'en-bas qui a la prééminence, à cause de sa chapelle, élégant coffret du XVe, de son calvaire en forme de clef et de sa vaste fontaine.

Vannes, vieille ville si religieuse. La rue des Chanoines et la rue des Nonnes y voisinent, dans ce quartier où des venelles, creusées en leur milieu pour le libre passage du ruisseau, contournent la cathédrale, en balcon au-dessus de la partie basse de la cité.

Au début du XIXe siècle, un jeune Lorientais, qui venait suivre les cours du collège de Vannes, prit gîte dans la maison, bâtie un peu en retrait, à l'angle de la rue des Chanoines. Elle cherche encore à s'isoler au fond d'une cour maigrement plantée et derrière un haut mur ombrageux. De sa chambrette, le jeune Auguste Brizeux qui, pour sa Bretagne romantique, devait jouer le rôle du poète national, dominait la ruelle donnant, par une porte disjointe, sur les fortifications, et il rêvait au niveau des oeuvres hautes de la cathédrale, dont l'odeur d'évent et d'encens s'épanchait jusqu'à sa fenêtre. A longueur de crépuscule, quand les jours allongeaient, il entendait retentir, dans sa chambre, le chant des cloches, mêlé au croassement des choucas qui gîtent dans les tours et au sifflement des martinets qui, à la quenouillée des clochers, semblent filer interminablement la laine dont on tisse l'histoire.

Mais, par-dessus le grondement de l'airain et le tapage des oiseaux pieux, Brizeux percevait, étouffé et constant, le brouhaha de la rue, ces conversations un peu traînantes, un peu bêlantes des Vannetais qui, pour parler breton, empruntent l'accent des campagnes du pays gallo.

Quand il rêvassait aux marges du Gradus ad Parnassum, se ramentevant le babillage de Marie, la compagne de l'églogue d'Arzano, ou les récits des paysans qui avaient traversé deux épopées, celle des armées catholiques et royales et celle des armées impériales, cet accent chuintant prenait quelle valeur incantatoire!

Les choucas du clocher, les chouans des chênes creux : Vannes est la capitale de la chouannerie. Les milliers de corneilles anichées dans les tours de la cathédrale Saint-Pierre jettent aux campagnes serties de maigres murettes et aux diaprures du golfe, par-dessus la ville aux hauts combles charpentés comme des vaisseaux à trois ponts, un appel de rébellion, la protestation héréditaire contre tout ce qui est obéissance passive ou calcul d'opportunité. Les chouans de Cadoudal, se ralliant au cri frileux du hibou, s'étaient armés dans les landes où miroitent les étangs pour ne pas s'humilier par ce conformisme grégaire qui prélude à tous les esclavages, et, quand Brizeux traduisait le Catilina, les émigrés avaient ramené, sous les ombrages symétriques de la Rabine, avec les senteurs du petun et de la bergamote, avec les perruques, les moires, les modes si gentiment désuètes de l'Ancien Régime, les moeurs de ce passé à la fois rude et raffiné qui est resté l'âme du pays, de Vannes à Auray.

Si Vannes, bourrée, à la saison, de roses et de sureaux, de violiers et de capucines, paraît douce et simple comme une vieille dame soucieuse de son petit budget, elle eut plus rude allure, au temps des ducs, sous son équipement militaire.

Mais elle n'en garde rien de rébarbatif. La grosse tour du Connétable, elle-même, ne semble servir qu'à l'ornement, depuis qu'elle ne se mire plus dans les douves asséchées. Les remparts, les bastions, que relient des guirlandes de valérianes, les cheminées hautes com-ue des poivrières et qui laissent retomber en cascade le millepertuis sm les anciens logis caparaçonnés d'ardoises bleues, font songer à ces antiquailles que l'on dispose artistement dans les jardins publics.

Quant à la cathédrale; elle ne pourrait, pas plus que tant d'autre:; églises bretonnes,sérvir d'échantillon pour un style gothique parfait. Nos maîtres-d'oeuvre interprétaient à leur façon la descriptive et ses épures, prenaient des libertés avec les canons de l'architecture, s'amusaient à tirer des effets de l'asymétrie, lançaient des défis en jonglant avec les roses et les flèches. Mais il y a la couleur et l'atmosphère.

Et la cathédrale de Vannes, jaunâtre, saumâtre, rugueuse, s'est imprégnée de tous les embruns du golfe, a macéré dans toutes les humidités des landes où se sont baugés les chouans. Il y a de la bruyère, de la mousse et de l'algue, dans cette nef où vous prennent aux narines l'odeur astringente des grèves à basse mer et les émanations suffocantes des fondrières. Vannes, où accostent les longs-courriers de l'Ile-aux-Moines et les descendants des soldats de Cadoudal qui viennent y vendre légumes et bétail, reste une retraite plaisante et tutélaire au milieu de tous les risques, ceux de l'aventure et ceux de la vie quotidienne.

L'Histoire et la Piété. Aux grandes fêtes, le choeur de la cathédrale se drape de tapisseries de haute lisse et de hautes dates. Son cloître dépecé, disloqué, ne vaut plus que pour mémoire, dans des parterres bourgeois de roses et de géraniums. Mais de la rue des Chanoines, où rebondissent les carillons, on voit la flèche hexagonale et ses quatre clochetons tenir en plein ciel, en pleine tempête, avec la précision et la souplesse de la mâture. La galerie des cloches, comme la chambre de veille d'un navire, oscille, étanche, dans les bourrasques et les coups de vent pluvieux de l'océan proche. Du tumulte du bronze aux spectacles pacifiques des toits et de la vie, de cette exaltation religieuse de la cathédrale à la tranquillité conventuelle des rues tournantes et glissantes, tout vous confirme, à Vannes, dans le sentiment de la durée.

Saint Patern, selon la tradition, avait évangélisé la contrée. Issu de parents si soucieux du bien de leurs âmes que, de leur mutuel consentement, ils s'étaient séparés pour vivre en sainteté, le mari, Petranus, se retirant même en un monastère d'Hibernie, il prit l'habit à Saint-Gildas-de-Rhuys. Aucune austérité ne le rebutait, vivant de pain et d'eau, meurtrissant sa chair d'un cilice, couchant sur le pavé nu ou sur des fagots. Il s'en alla, en Grande-Bretagne, fonder des monastères, fit le pèlerinage de Terre-Sainte, et suivit le comte Guérok, comte de Vannes, quand celui-ci, ayant guerroyé en Cornouaille insulaire, revint dans ses Etats. Les Vannetais ne voulurent point d'autre évêque que Patern qui, sur l'emplacement du palais qu'avait construit Guérok, au milieu de la ville, établit son manoir épiscopal et agrandit la cathédrale Saint-Pierre.

Un jour que saint Samson, dit la légende, faisait sa tournée de métropolitain, dans les sept évêchés, un moine malicieux lui assura que ce n'était point la peine de pousser jusqu'à Vannes: l'évêque Patern se refuserait certainement à faire acte d'obédience.

Au synode suivant, Samson convoque le prélat vannetais pour lui demander des explications et lui enjoint de venir sans délai, dans quelque état qu'il se trouvât. Or saint Patern surveillait les maçons, sur le chantier d'une église qu'il faisait construire sous les murs de Vannes. Les messagers de l'archevêque de Dol lui présentèrent les lettres comme il se débottait. Il les lùt, gardant à la main la botte qu'il venait d'enlever, et, sur-le-champ; dans l'état où il se trouvait, il suivit les messagers vers le lieu où l'attendait Samson. Le moine malveillant se trouvait là, bien entendu, et en voyant surgir 1'évêque de Vannes dans son étrange équipage, un pied nu, l'autre encore chaussé, il éclata de rire, à gorge déployée. Mais, soudain, une force invisible le terrasse, et le voilà à terre se débattant contre une étreinte et des souffrances horribles. Pendant que Samson, et toute l'assistance, s'assemblaient autour de Patern, avec un empressement d'autant moins feint qu'il ressemblait à des excuses, Patern priait pour la délivrance du moine qui se releva, tout penaud.

Il dut prendre l'habitude de jouer les souffre-douleurs, le pauvre évêque! Il s'était retiré, comme dans un ermitage, dans cette habitation qu'il s'était fait aménager aux portes de Vannes. Il n'en sortait que pour accomplir les devoirs de sa charge, mais son clergé, le jalousant, ou se méprenant sur son compte, lui rendit la vie impossible.

Au point que Patern prit la fuite et se réfugia dans un monastère de France où il mourut.

De grands miracles se firent aussitôt sur son sépulcre, et les Vannetais ne manquèrent pas d'éprouver le sentiment qu'ils étaient lésés. Puis une famine effroyable saccagea le pays. On fit valoir que Patern avait quitté son diocèse sans lui donner sa bénédiction. Pourquoi s'étonner que prières publiques et processions restassent sans effet?

On décida d'envoyer une députation en France avec mission de ramener le corps de l'évêque méconnu. Celui-ci ne se laissa pas faire. Quand on voulut l'enlever de terre, la charge devint si pesante que les plus musclés des Vannetais ne purent hausser le brancard. Un bourgeois de Vannes se livra alors à Ulle confession publique : « Notre saint prélat m'avait souvent demandé de lui céder une métairie que j'ai dans les faubourgs... Il voulait y élever une église... J'ai eu le tort de lui refuser, de toujours lui refuser... Ah! s'il veut bien se laisser emporter, je jure devant Dieu, devant ses reliques et devant toute la compagnie, qu'il l'aura, la métairie, et qu'à mes frais, je ferai bâtir une église plus belle que celle qu'il voulait... »

Et le corps devint léger comme une couette de plume, et, dans une litière richement parée, il fit un retour triomphal en Bretagne. Les reliques furent déposées dans l'église que fit édifier le bourgeois et qui fut dédiée à saint Patern. Elles devaient y rester jusqu'aux invasions normandes...

Au XIVe siècle, ce sanctuaire, simple église paroissiale, tenait sous sa juridiction un territoire considérable, couvrant les faubourgs de la ville et toute la campagne environnante. De la cathédrale SaintPierre, ne relevait que la cité proprement dite, resserrée dans l'enceinte de ses murailles. Mais si elle gardait le nom du premier évêque de Vannes, Saint- Patern. n'était pas la dépositaire des reliques de son saint patron.

Alors que les Normands dévastaient la contrée, elles avaient été emmenées précipitamment hors de Bretagne, déposées à l'abbaye de Déols, puis, en 946, transportées à Issoudun, dans le monastère bénédictin de Sainte-Marie.

Cette communauté était située elle-même hors de l'enceinte fortifiée. Les moines, vers l'an 1000, firent du château fort de la ville leur monastère et, le 12 mars 1186, Henry de Leuly, archevêque de Bourges, y vérifia les reliques du saint breton: le chef et l'un des bras furent mis dans des reliquaires séparés, pour pouvoir être portés en procession, et le reste fut enfermé dans un cercueil de pierre, dressé sur quatre pilastres. C'est vers cette époque que Guéthenoc, évêque de Vannes, recouvra « une grande partie des ossements de saint Patern, qu'un moine, par commandement du dit saint, apporta à Vannes de son temps ».

Mais Saint-Patern, si elle recélait sous son dallage le sépulcre vide de son éponyme, ne bénéficia pas du dépôt, contre toute justice. Les évêques considéraient comme leur propriété personnelle et privilégiée les restes d'un prédécesseur dont ils invoquaient l'exemple pour aiguillonner leur zèle.

Que faisaient les pèlerins du Tro-Breiz quand ils entraient dans Vannes, station importante du parcours? Ils risquaient d'être obligés de partager leurs dévotions entre le sanctuaire où, puisqu'il lui était dédié et qu'il marquait l'emplacement de son tombeau, l'on célébrait tout spécialement le culte de saint Patern, et la cathédrale où étaient conservées ses reliques. Le but d'un pèlerinage n'est-il pas la vénération des reliques du saint auquel on doit révérence?

Le vénérable chapitre du diocèse de Vannes avait tourné la difficulté, si l'on s'en rapporte à un procès fort original qui passionna l'opinion au XIVe siècle et grâce auquel on possède les détails les plus curieux sur le pèlerinage au temps de sa popularité.

La paroisse de Saint-Patern dépendait de l'évêque et du chapitre, le premier y exerçant ses droits seigneuriaux, le second touchant les droits paroissiaux et présentant les deux vicaires qui la gouvernaient. Le chapitre invoquait ses droits de patronage, quand il décida de transporter les reliques du pontife à l'église Saint-Patern, pour les y exposer pendant les « temporaux » du Tro-Breiz.

Les pèlerins y trouveraient leur compte, qui feraient leur dévotion devant les restes du saint et dans l'église même où l'on célébrait son culte.

Mais un pèlerin ne s'agenouille pas sans laisser une aumône, surtout quand il rencontre un de ces Sept-Saints dont il vient chercher si loin le souvenir. Et les pèlerins du Tro-Bràz voyageaient en troupe. Leurs oblations, pour minimes qu'elles fussent, s'additionnaient et finissaient par faire une somme imposante. Les paroissiens savaient aussi bien calculer que les membres du chapitre, et de part et d'autre on se disputa bientôt une prérogative qui s'avérait rémunératrice.

Le chapitre affermait à l'encan, par l'organe de son receveur, le droit de disposer des troncs placés devant les reliques. Le bail était consenti pour une ou deux années, et les enchères étaient ardemment poussées. Seuls y prenaient part des ecclésiastiques, clercs, ou recteurs, ou chapelains, ou chanoines, comme Olivier Vitré, recteur de Saint-Avé, ou le trop rude Olivier Patern, ou, le plus ancien de tous, ce diacre Riboulbren, auquel succéda Alain Palmec, archiprêtre de la cathédrale, recteur de Meucon, puis Guillemot Quevallen, Geoffroy Stodic, et Pierre Lovenan, vicaire perpétuel de la cathédrale et recteur 'de Séné, qui garda la ferme pendant dix années consécutives.

La ferme adjugée, le concessionnaire exerçait à son seul profit, durant -les quatre temporaux, le droit d'exposer, dans l'église Saint-Patern, du matin au soir, et pendant la nuit, s'il l'estimait convenable, les reliques que le chapitre l'autorisait à enlever de la cathédrale.

A Noël ne passait plus personne, dans la seconde moitié du XIVe siècle, et, à cette date, les fermiers n'exposaient plus les reliques que pour la forme, et pour assurer les droits du chapitre. A Pâques, même, on hésitait à entreprendre le voyage. C'était à la Pentecôte et, plus parüculièrement encore, à la Saint-Michel que les pèlerins arrivaient en foule.

Certains fermiers, particulièrement soucieux de leur charge, faisaient valoir l'obole comme un des rites du pèlerinage, et en fixaient même le tarif minimum à un denier par pèlerin, mais les pieux voyageurs, poussant jusqu'au scrupule le respect des usages, eussent craint d'enlever toute valeur à leUF exercice de piété, s'ils n'eussent d'eux-mêmes, par une aumône, marqué les haltes du pèlerinage.

Le total des sommes recueillies variait entre vingt et cinquante livres. Il fallait compter avec les guerres, les années difficiles. La paix revenue, les recettes augmentaient, dans la mesure où le pèlerinage retrouvait sa popularité.

Pendant la durée du temporal, le fermier, chaque matin, venait prendre en charge les reliques à la cathédrale. Elles étaient insérées dans une tête d'argent, une tête d'homme d'église (on l'appelait « la tête de saint Patern »), un os occupant la place de la tonsure, et dans un reliquaire qui, contenant le bras du pontife, figurait un bras de prélat, avec le gant et la croix sur le gant. Pour ne pas lésiner, on y joignait une capsule contenant un important fragment de la calotte cranienne de saint Gwenhaël, le bras d'argent où était conservé un os du bras du même saint, et deux autres vases emplis de reliques variées ou anonymes, les Corpora sanctorum.

A Saint-Patern, tous ces reliquaires, répartis sur une nappe, étaient offerts à la vénération des pèlerins sur l'autel le plus important et le mieux exposé après le maître-autel, l'autel de la Sainte-Croix, adossé à la clôture du choeur. Si on célébrait le saint sacrifice de la messe à cet autel, les reliques étaient déposées sur l'autel tout voisin de saint Yves.

Les fermiers, pendant le temporal ne paressaient point. Levés avant l'aube, ils attendaient l'ouverture des portes de la ville ou prenaient les clefs en face, chez Jean Le Coutelier. Dans les temps troublés, quand il fallait redoubler de prudence et de vigilance, les portes de Vannes ne s'entre-bâillaient que tard, le matin, et comme des bandes de pèlerins passaient avant jour, et que l'on risquait de perdre des aumônes, le fermier ne rapportait pas les reliques, le soir, à la cathédrale, et il les gardait toute la nuit à ses côtés, hors des remparts.

En outre, des pèlerins, qui entendaient mener leur randonnée tambour battant, marchaient aussi bien la nuit que le jour. Jean-Eugène Lovenan, prêtre-instituteur, qui exploitait la ferme pour le compte de son frère, Pierre, vicaire de la cathédrale, s'en préoccupa avec son commis, un tailleur d'habits, boiteux sans doute comme tous les tailleurs, Jean Cam Bremen. Ils décidèrent de se relayer pour un tour de garde noCturne, dormant dans le jubé et se relevant prestement dès que des pas retentissaient sous les voûtes, pour revenir monter la garde près des reliques et, par une glose appropriée, exalter l'esprit de charité des pèlerins.

Un garçon pratique, ce tailleur Bremen. Il ne pouvait quand même pas négliger ses affaires et s'attirer les reproches de sa clientèle. Il s'installait donc bonnement dans le cimetière pour couper les pièces de drap et tirer l'aiguille, mais il avait placé, à sa portée, sur la tombe de la famille Camsquel, le jeu complet de reliques qu'il reportait bien vite à l'église, sur l'autel de la Sainte-Croix, dès qu'un groupe de pèlerins s'annonçait au tournant de la route.

D'autres gardiens firent la dînette sur les pierres tombales, mais, d'ordinaire, pour ne pas s'absenter, ils prenaient leur repas dans la sacristie, ou tout bonnement derrière le maître-autel comme dans une arrière-boutique d'où les faisait surgir le pilonnement des talons sur les dalles.

Mais de même qu'ils éprouvaient le besoin de respirer, de se récréer en jouant à la balle, de se dégourdir les jambes par un petit tour de promenade et, pourquoi pas, d'aller vider chopine au cabaret voisin, si l'on en croit Baudet-Benoît, recteur de Plescop, les factionnaires sacrés faisaient souvent prendre l'air à leurs reliques, sur la sépulture des Camsquel ou celle des Boismourand. Ils ne se déplaçaient plus, même si le nombre des pèlerins en valait la peine. Pour un ou deux isolés, ils laissaient les reliques dehors, ces passants n'ayant, leurs prières achevées, qu'à déposer leur pièce, sur la pierre.

La guerre de Cent ans allait donner un caractère quasi légal à ces menues libertés. Un temps, des hommes d'armes anglais et bretons sous le commandement de Saint-Alban et de Pierre de Kaër utilisèrent l'église Saint-Patern comme un ouvrage de défense avancée, et force fut aux fermiers, personne ne pouvant plus entrer dans le sanctuaire, d'exposer les reliques à l'entrée du cimetière sur la tombe du seigneur de Boismourand ou Coëtmorand. Plus tard, Saint-Patern rendu au culte, les pèlerins n'eussent pas quand même osé approcher en plein jour, à portée des carreaux anglais, de l'église qui restait fermée la nuit. Ils prenaient gîte chez le père du futur chanoine Jean Dréan. L'hôte leur conseillait d'attendre cette heure frileuse d'entre la nuit finissante et l'aube où toute surveillance se relâche, et le gamin guidait en convoi les pèlerins jusqu'au cimetière où, sur la tombe de Boismourand, toujours, Pierre Guaffron, clerc du fermier de l'époque, Alain Palmee, avait disposé les reliques, qui, pendant le jour, reprenaient leur place habituelle sur l'autel de la Sainte-Croix.

C'eût été bien méjuger de l'esprit de foi des pèlerins que de craindre de leur part, et pour employer un très vilain mot actuel, le resquillage. Ils savaient que, se recueillant devant les reliques d'un des sept pontifes qu'ils visitaient, ils devaient offrir « à leur dévocion ou autrement n'auroient pas accompli le pérégrinage ». Affaire de conscience, au point que, les portes de Saint-Patern demeurant fermées pendant toute la querelle qui va opposer les paroissiens au chapitre, ils s'entêteront à jeter leur offrande par une fenêtre, plutôt que de ne rien laisser à l'église qui portait le nom du premier évêque de Vannes.

D'où vint cette querelle si fâcheuse, mais sans laquelle nous manquerions de précieux détails sur l'aspect pittoresque du pèlerinage?

Si le chapitre bénéficiait, au titre de propriétaire des reliques, d'une partie des aumônes offertes à saint Patern, la paroisse n'en avait pas moins prévu un tronc, surmonté d'une petite croix, à l'entrée de l'église. Elle disposait aussi d'une tête de saint Patern en argent, qui contenait des reliques, et d'un crucifix d'argent qui renfermait des parcelles de la Vraie Croix. Elle les plaçait, ou sur le grand autel, ou au-dessus du tronc, et ne manquait point d'attirer l'attention des pèlerins sur la richesse de ce trésor.

Le chapitre prit en mauvaise part ce zèle où il voyait une concurrence. Il voulut contester aux paroissiens le droit « d'attraire » ainsi la dévotion des pèlerins, et il entendit faire enlever tronc et reliques, autres que celles qu'il amenait de la cathédrale.

Dès 1380, on voit Hervé Le Béguin, procureur de la fabrique, pratiquer, à l'entrée de l'église, l'appel au tronc, pendant que le chanoine Jean Hilaire, posté près de l'autel de la Sainte-Croix, invitait, avec non moins d'insistance, les pèlerins à tirer de son côté. Sans doute le fermier du chapitre inaugurait-il là une nouvelle méthode, puisque ce fut le procureur de la fabrique qui prit l'initiative de le citer devant l'official, et que sur contre-citation, ils décidèrent, d'un commun accord, qu'après avoir appelé tous deux ensemble, une fois pour toutes, ils garderaient ensemble le silence.

Les fermiers du chapitre rompirent les premiers, six ans plus tard, le pacte. Du coup, les deux vicaires de Saint-Patern, Olivier Daniélou et Jean de Rohan, décidèrent de maintenir habituellement, sur le maître-autel, la tête de saint Patern et les parcelles de la Vraie Croix, qui n'y étaient exposées que pendant la messe paroissiale, et de solliciter vigoureusement le choix des pèlerins. Ils allèrent même jusqu'à signifier aux fermiers du chapitre qu'ils confisqueraient leurs reliques pour les exposer avec les leurs, au profit de la paroisse. Les gardiens n'osaient plus quitter un instant, ne fût-ce que de l'oeil, leur précieux dépôt. Les vicaires se comportaient-ils en matamores, dont la tolérance pouvait s'acheter, comme toute chose? Des fermiers prétendent les avoir calmés à force de petits cadeaux et avoir pu, même, par représailles, escamoter les reliques de la paroisse et verrouiller les grilles du choeur.

L'affaire se renouvela et s'aggrava, en I395, quand deux autres vicaires, Hervé Lorgueilloux et Pierre Hervou, se remirent à exposer les reliques de la paroisse, non seulement dans l'église, mais dans le cimetière, pour montrer nettement qu'ils contestaient au chapitre tout privilège. Le procès alla jusqu'en cour d' Avignon, les chats-fourrés se frottaient les mains en allongeant sans rémission la colonne des « coût », et si les vicaires demandèrent grâce, le I9 septembre I397, premier jour du temporal de la Saint-Michel, c'est que leurs escarcelles étaient irrémédiablement vides. Ils reconnurent piteusement tout ce qu'on leur demanda de reconnaître, même la fausseté de leurs allégations et la légitimité des prétentions du chapitre. La paroisse de Saint-Patern ne pouvait plus se prévaloir, et tout juste, que du droit d'exposer ses reliques pendant la messe paroissiale, les jours de fête, et ne recevoir les oblations des pèlerins que pendant la durée de cette messe.

Les vicaires abdiquaient. Mais les paroissiens, avec leur chauvinisme et leur entêtement de bons Bretons? Alain Perrodou, trésorier de la fabrique, se chargea d'émouvoir l'opinion publique, d'organiser la résistance et de dresser un plan de campagne contre ce cha.pitre prématurément vain de sa victoire.

Avec ses compères, Alain Dréan, Mochedou, Colin et Guillaume Rouxeau, Olivier Perriou, Olivier Cohonec, et d'autres « mauvais révoltés », il s'en allait, loin sur la route, au-devant des pèlerins, engageait la conversation sur la température et la saison, l'état des chemins, la longueur ou les attraits du voyage, puis amenait habilement, sans avoir l'air d'y toucher, sa petite affaire. Ah! Il y en avait du tintouin dans la ville de Vannes! Et que de tracas pour les pauvres paroissiens de Saint-Patern! Les fabriciens en savaient quelque chose, qui se donnaient tant de mal pour équilibrer la trésorerie de leur paroisse. Et tout cela à cause des exigences outrecuidantes, éhontées d'un chapitre, qui entendait s'engraisser aux dépens du casuel d'une chétive paroisse rurale! Mais les pèlerins qui n'avaient souci que d'honorer le grand saint qui avait illustré Vannes et laissé son nom à la paroisse spoliée sauraient bien. eux, obéir au sens de la justice et au bon sens tout court. S'ils déposaient leurs offrandes dans le tronc du chapitre, à qui profiteraient-elles? A MM. les chanoines, personnellement, mais rassemblées dans le tronc de Saint-Patern, elles serviraient uniquement et saintement à glorifier le prélat, à restaurer et à entretenir dignement son église. Les chanoines furent bientôt mis au courant de ces manoeuvres de soudoyage et ne continrent pas leur colère. Les meneurs se piquèLent, au jeu, s'enhardirent et, pendant le temporal de la Pentecôte I398, on vit Colin Rouxeau, pour lors procureur de la fabrique, se livrer à toute une mise en scène, dans l'église même.

Il drapa bien joliment une nappe sur le tronc, équilibra dessus un crucifix et une statue de la Vierge, et installant auprès une cathèdre monumentale, s'y assit « tout comme un prélat ». Et au fur et à mesure que les pèlerins arrivaient, il reprenait à haute voix le boniment qu'il avait préparé : « C'est ici que vous devez déposer vos aumônes et pas ailleurs... Tout ce qui est déposé dans ce tronc ne sert qu'à l'enireiien de l'église du grand saint Patern! »

Il en faisait un nez, le clerc Nicolas Nizou, auquel Jean Dréan. le chanoine fermier, avait confié la garde des reliques du chapitre. Jean Dréan vint constater par lui-même les agissements de Colin Rouxeau et de ses acolytes. Il put même se convaincre que les pèlerins avaient déjà pris des habitudes et n'attendaient pas la sollicitation pour se diriger, d'instinct, aussitôt après avoir franchi le porche, vers le tronc de la paroisse. Le chanoine Dréan n'y tint plus. Il avait le sang chaud, et, tout gesticulant, il allait barrer la route aux nouveaux arrivants, en leur assurant qu'ils seraient excommuniés s'ils avaient l'imprudence de glisser leur obole dans le tronc paroissial. On le vit même, selon certains témoins, délester les pèlerins de leurs chapeaux, de leurs bourdons et de leurs bissacs et, les agrippant par le bras, il les contraignait littéralement à venir s'agenouiller devant les reliques du chapitre. Non sans arranger de la belle manière ces satanés paroissiens qui, que, dont...

L'official, Prigent Le Chevalier, n'en dormait plus, que les chanoines pressaient à toute heure de jour, vitupérant ce qu'ils appellaient sa mollesse. Il céda, rédigea un monitoire, assigna les fabriciens qui firent la sourde oreille. Le chapitre profita de ce défapt pour frapper un grand coup, le dernier jour du temporal.

Ce dimanche-là, quinze jours après la Pentecôte, le vicaire Pierre Hervou célébrait la grand'messe de la fête du Saint-Sacrement. Le chanoine Olivier Robin vint s'agenouiller parmi les fidèles de Saint-Patern comme pour « dire sa dévocion ».

Mais les paroissiens remarquèrent qu'il surveillait du coin de l'oeil les reliques exposées sur l'autel de la Sainte-Croix, près duquel le clerc Nicolas Nizou montait sa faction habituelle, et aussi qu'un sergent ducal veillait jalousement sur le benoît chanoine.

Au prône Olivier Robin, sans quitter son sergent, donna lecture d'un long monitoire dont les paroissiens durent comprendre le sens général : sous peine d'excommunication, défense leur était faite d'apporter empêchement au chapitre dans son privilège exclusif d'exposer les reliques et de recevoir les oblations des pèlerins.

Les fortes têtes étaient-elles enfin réduites? Les mentons heurtaient-ils les poitrines et les yeux fixaient-ils obstinément les dalles. comme pour y trouver un bouton ou une épingle?

C'était mal connaître des fidèles sûrs de la légitimité de leur cause. Un prêtre, François de Laspare, pénétrant dans l'église pout y dire sa messe, trouva une foule vociférante et trépidante qui entourait le chanoine au monitoire et, de « poussées » en « collées », de huées en menaces, lui eût fait un mauvais parti, si un vicaire de la paroisse, Hervé Lorgueilloux, n'était accouru à temps pour le soutenir et le protéger.

Il serrait à pleins bras Olivier Robin en essayant de calmer ses ouailles: « Arrêtez!,... Laissez-moi parler!... Si vous le frappez, votre église sera interdite! » Les paroissiens étaient si montés que, loin de se calmer, ils s'en prenaient à leur vicaire : « Vous servez plus le parti des chanoines que celui des paroissiens! » Dès qu'il le put, le chanoine s'esquiva. Le désordre de sa tenue, son essoufflement, son désarroi indignèrent le vénérable chapitre, qui attendait un autre effet de la publication de son monitoire. L'archidiacre Jean de Malestroit n'hésita pas. Il rassembla quelques-uns de ses confrères, entraîna un Olivier Robin qui estimait pourtant avoir eu son compte, et en route pour Saint-Patern.

L'archidiacre, jeune et tempétueux, ne savait pas, au vrai, ce qu'il allait faire à la paroisse. Constater l'obstruction systématiquement apportée par les paroissiens à l'exposition des reliques du chapitre? Montrer, par une manifestation de corps, que le chapitre n'avait pas peur des gars de Saint-Patern? Sur place, comme la messe se poursuivait dans le calme, comme Nicolas Nizou et les reliques litigieuses n'avaient pas changé de place, il se contenta, dans une inspiration de génie, de prendre la statue de Notre-Dame qui surmontait letronc de la paroisse et de l'emmener triomphalement à la cathédrale.

Pas un banc ne grinça, personne ne quitta sa place, mais on eut le sentiment que toutes les poitrines se délivraient de la rage amassée en répondant terriblement à l'Ite missa est, et plus précipitamment qu'aux jours de grande bannie, l'assistance quitta l'église, y laissant un Nicolas Nizou un tantinet narquois.

On lui fit bien vite, d'inquiétude, dresser l'oreille, à la sentinelle du chapitre. Une à une, il entendait les portes se fermer, avec de grands craquements et un gros bruit de clefs, et il lui fallut se convaincre qu'il était prisonnier dans l'église trop vaste et trop sonore. Seul, tout seul, avec ses reliques inutiles...

Les fabriciens, dans le cimetière, avaient tenu un rapide conciliabule. Hommes de décision, quand ils rouvrirent les portes du sanctuaire, non pour délivrer le malheureux clerc, mais pour l'enfermer, comme en une geôle, dans un caveau attenant à l'église, ils enlevèrent les reliques pour les cacher ailleurs, en lieu sûr.

Le ventre creux, tout effaré, Nicolas Nizou se retrouva dans le grand soleil d'avant les vêpres sur le chemin de la cathédrale. Il ne lui restait plus qu'à conter l'histoire au chapitre.

Ils regardaient sans tendresse leur téméraire archidiacre, les vieux chanoines. Gage pour gage, oh! oui, elle comptait bien peu près des précieuses reliques, la pauvre « bonne Vierge », la statue de quatre deniers, que Jean de Malestroit avait promenée sur ses bras, à travers la ville, comme un trophée! L'évêque dut s'interposer dans la trêve de trois mois qui marqua l'intervalle entre le temporal de la Pentecôte et celui de la Saint-Michel: le chapitre rendit la statue et recouvra ses reliques. Le conflit avait-il enfin reçu une solution?

Ouah! Le jour même où s'ouvrait le temporal de la Saint-Michel, le jour de la fête de l'Exaltation de la Sainte-Croix, le chapitre délégua un troisième mandataire, un homme à poigne, le chanoine Yves Le Bastard qui, traînant à ses chausses un sergent et un tabellion du duc, plus quelques amis décidés, fit irruption dans le quartier Saint-Patern à l'heure de prime. Comme par hasard, l'abbé François de Laspare se trouva à point nommé pour ne rien perdre d'un petit scandale dont la mésaventure d'Olivier Robin lui avait donné l'avant-goût.

A peine le chanoine Yves Le Bastard eut-il franchi la porte SaintPatern pour s'engager dans le faubourg que l'alerte fut donnée de seuil à seuil: « Fermez! Fermez! Ils reviennent! » Quand le délégué du chapitre arriva devant l'église, les portes étaient closes et deux cents personnes s'étaient rassemblées. Tout ce monde, artisans, commères, marmaille, et même, assure l'enquête, «les pochards qui s'abreuvaient dans les tavernes » du coin, se pressait autour de Colin Rouxeau, qu'accostaient ses fidèles Alain Perrodou, Guillaume Rouxeau, Olivier Cohonec, Eudes Piler. Le représentant capitulaire ne cilla pas. D'une voix ferme, il leur enjoignit d'ouvrir les portes et de les maintenir ouvertes pour que le chapitre pût, comne par le passé, exposer ses reliques sur l'autel de la Sainte-Croix et recueillir les oblations.

Alain Perrodou s'avança alors, et, l'homme le plus éloquent de la paroisse, sans doute, il s'éclaircit la voix pour rétorquer que la fabrique de Saint-Patern ne rouvrirait pas les portes, étant bien entendu que, s'il ne dépendait que des paroissiens; jamais, au grand jamais, les reliques du chapitre ne seraient plus placées dans l'église Saint-Patern. Entraîné par sa verve et égayé par l'attitude gourmée du chanoine Yves Le Bastard qui tenait devant lui, « révéremment », à la brassée, ses reliques plutôt encombrantes, il se répandit en moqueries douteuses à l'égard du chapitre et de son saint dépôt.

Yves Le Bastard ne put qu'exhiber la sauvegarde du duc et prendre à témoins ses compagnons de la mauvaise volonté des paroissiens: « Vous le voyez, ils ne font rien pour le seigneur-duc ni pour l'évêque! » Mise en joie par les plaisanteries d'Alain Perrodou, la foule s'esclaffa, et le chanoine dut se retirer sous les huées et les brocards. Les femmes, paraît-il, étaient particulièrement déchaînées.

De ce jour-là, les paroissiens se relayèrent pour faire le guet dans le clocher de leur église. Apparaissait-il un chanoine dans les environs, la clameur se propageait: « Ils viennent! Ils viennent! » et les portes de l'église étaient barrées. L'alerte était donnée, même, quand on signalait quelque inconnu suspect d'appartenir au clan du chapitre, et les portes ne se rouvraient pas si des pèlerins passaient sur les entrefaites, obligés, pour ne pas perdre le bénéfice spirituel de leur voyage, de jeter leur aumône par les fenêtres. Et les petites pièces de bronze faisaient un bruit retentissant sous les voûtes de l'église déserte.

Le jour de la Saint-Michel, celle-ci était encore hermétiquement close quand se présentèrent les gens du chapitre. A la requête d'Yves Le Bastard, l'official intervint le lendemain. Le chapitre était en mesure de prouver la possession de son privilège depuis soixante ans et davantage; l'obstination d'Alain Perrodou constituait un préjudice sérieux à l'encontre de droits anciens, en même temps qu'un péril pour les âmes; sommation était faite aux deux vicaires, à Colin Rouxeau, procureur de la fabrique, aux gardiens des portes, sous peine d'excommunication et d'interdit pour toute la paroisse.

Les paroissiens firent la sourde oreille, et les chanoines, piétinant sur place, patientèrent trois jours. Trois jours, car le 3 octobre l'official fulminait un nouveau monitoire. L'indifférence, pour ne plus dire le mépris, des paroissiens en face des sanctions annoncées trois jours plus tôt nécessitait un châtiment exemplaire : l'église de Saint-Patern était frappée d'interdit et aucun sacrement ne pouvait plus y être administré, à l'exception de ceux que permet dans ces situations désespérées le droit canon. Quant aux responsables nommément désignés, Colin Rouxeau, Alain Perrodou, tous les paroissiens qui avaient participé à la faute par leurs conseils, leur aide ou leur approbation, ils étaient excommuniés.

Commencé en 1398, le procès fut rouvert en 1407, devant des commissaires délégués par le Saint-Père, et il resta de longues années encore en suspens.

 

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